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— Lieutenant Bak !
Malgré l’atmosphère lourde et chaude, le scribe Hori traversa en courant le passage couvert qui surmontait la haute porte à double-tourelle. Il ne prêta pas attention à la sentinelle postée sur cette partie des remparts. Son attention se concentrait sur son supérieur, un militaire de haute taille aux épaules larges et aux cheveux noirs coupés court.
— Chef ! Un homme a été blessé ! Poignardé !
Le lieutenant Bak, chef de la police medjai à la forteresse de Bouhen, se détourna vivement du créneau d’où il regardait les soldats, les marins, les marchands et les pêcheurs s’affairer tout en bas, sur les trois quais de grès qui s’avançaient dans le fleuve.
— Ne me dis pas que l’archer Maii est retourné au village de Dedou !
L’adolescent aux joues rondes épongea les filets de sueur sur son front.
— Non, chef. Sa nuit au poste de garde l’a dégrisé et a refroidi ses ardeurs. Il a eu de longues heures pour ressasser la menace de Dedou, et vu qu’il ne tient pas à être émasculé, il jure bien qu’il évitera la petite-fille du vieux comme si elle était de sang royal.
Il reprit son souffle, puis expliqua d’une traite :
— C’est Penhet, le cultivateur. Son épouse l’a trouvé en sang dans un champ, avec une dague auprès de lui, dans la poussière.
— Penhet…
Le sourire qu’avait fait naître la promesse véhémente de Maii s’effaça des lèvres de Bak, qui chercha dans sa mémoire, les sourcils froncés. Puis il tourna son regard vers la rive opposée, où s’étirait un long ruban de verdure. À l’instar de Bouhen, l’oasis représentait un bastion de vie au milieu du désert d’or stérile où seuls subsistaient les plus résistants.
— Oui, je vois de qui il s’agit. Il possède d’assez belles terres au nord de l’oasis. Sa femme travaille toujours aux champs, à ses côtés.
— Elle a surpris celui qui l’a poignardé, indiqua Hori, dont l’animation juvénile rendait les yeux brillants. C’est un voisin, Netermosé. Quand elle est arrivée, il était agenouillé près de son mari et tout couvert de sang.
— Netermosé ? s’étonna Bak, de profonds plis barrant son front. J’ai fait sa connaissance au marché. Il y vient souvent avec ses nouvelles récoltes, pour troquer ses dattes, ses melons et ses légumes. Il me semblait d’un naturel très doux. Pas du genre à agresser un voisin.
Hori haussa les épaules, sa bonne humeur envolée.
— Je me borne à répéter les informations du serviteur que dame Rennefer a envoyé pour t’appeler.
— Elle souhaite que je vienne ? C’est étonnant. La population locale préfère toujours que son propre chef ajuste les plateaux de la balance.
— Je l’ai fait remarquer au serviteur, mais il n’a pu me fournir aucune raison.
— Tant pis. Je le saurai bien assez vite.
Bak prit le jeune garçon par l’épaule et ils se dirigèrent ensemble vers la tour.
— Que dit Penhet ? reprit le policier. Il sait sans doute qui lui a porté ce coup.
— Non, il n’a rien vu. On l’a attaqué par-derrière.
Bak leva la tête vers le ciel où Rê, pareil à un globe d’or voilé par la poussière, lançait des vrilles de lumière à travers la brume jaune en une ultime et vaine tentative pour repousser l’orage qui couvait. Le policier écarta de ses pensées les questions qui y affluaient.
— Trouve Imsiba. Qu’il interroge le serviteur, puis qu’il me rejoigne sur le quai.
— Chef, il ne fera pas bon être sur le fleuve quand le vent se lèvera, s’inquiéta Hori.
Mais bien que le crime parût avoir une solution évidente, Bak était tenu de répondre à cet appel. En temps normal, il était le dernier informé des délits commis dans les oasis voisines, à moins qu’un soldat de la garnison n’y soit impliqué. Même alors, son aide était acceptée de mauvaise grâce, car il était regardé comme un étranger s’immisçant dans les affaires de la région.
— Chaque heure qui passe rend la quête de la vérité plus difficile, dit-il au jeune scribe. Or, je dois être sûr de mon fait. Si je crois Netermosé coupable, je n’aurai pas d’autre choix que de le déférer devant le commandant, sous l’accusation de tentative de meurtre. Imagine la réaction des villageois, en cas d’erreur…
Muni de son bâton de commandement, une dague fixée à sa ceinture dans un fourreau, Bak franchit rapidement le portail à tourelles. Il dépassa des portefaix qui déchargeaient une barge de transport massive pour transférer la cargaison dans un entrepôt, à l’intérieur de la forteresse. Telle une procession de fourmis ils avançaient, le dos ployé sous de lourds sacs de céréales. Leurs voix discordantes s’élevaient et retombaient au rythme d’un chant ancestral d’ouvriers. Une odeur de sueur et de grain fleurant encore la terre chatouilla les narines de Bak, qui éternua.
Il tourna à droite pour parcourir l’esplanade de pierre qui bordait le fleuve et, hâtivement, longea l’enceinte en brique crue enduite de plâtre blanc, fortifiée à intervalles réguliers par des tours en saillie. Le souffle implacable de Rê annonçait l’orage imminent. La lumière exacerbée par la blancheur crue des murailles aveuglait, et les ondes de chaleur montant du plâtre et de la pierre avaient dispersé les enfants qui s’amusaient d’habitude au bord de l’eau. Près du quai nord, Bak aperçut Imsiba, son sergent medjai, l’attendant à côté de leur barque. Il sauta par-dessus le parapet et retomba sur une terrasse inférieure, puis au-dessus d’un second muret pour atterrir sur le revêtement de pierre qui protégeait la berge contre l’érosion.
— Tu as interrogé le serviteur de Penhet ? demanda le lieutenant Bak en jetant son bâton dans le fond plat de l’embarcation.
L’emblème de commandement tomba avec un choc mat sur le bouclier noir en peau de vache d’Imsiba, roula et s’immobilisa entre le mât baissé et la longue lance à pointe de bronze de l’officier medjai.
— Oui. À moins que les blessures ne s’infectent, il pense que son maître guérira. Hormis cela, il ne m’a rien appris. C’est un être pusillanime qu’effraierait son propre reflet dans un bassin, remarqua Imsiba avec mépris. Il a donc feint l’ignorance.
Le sergent dépassait Bak d’une demi-paume[1] et comptait quelques années de plus. Il avait un menton volontaire et des muscles impressionnants, qui saillaient sous sa peau brune à chacun de ses gestes, empreints d’une grâce toute léonine.
Bak s’arc-bouta contre la proue et ils unirent leurs forces pour pousser l’embarcation.
— L’as-tu menacé de la trique ?
— Même cela n’a pu lui délier la langue.
Bak n’en fut ni surpris ni déçu. Il voyait dans le recours à la force un moyen douteux de découvrir la vérité. Trop souvent celui qui subissait les coups ne faisait qu’exprimer ce que voulait entendre celui qui tenait le bâton.
La barque glissa dans le fleuve presque sans une éclaboussure, et ils se hissèrent à bord. Bak s’installa à l’arrière, au gouvernail, tandis qu’Imsiba empoignait les avirons afin de contourner les barges amarrées sur le quai. Un marin qui pêchait, de la haute proue d’un navire de plaisance aux couleurs resplendissantes, lança un cri d’avertissement en les voyant s’aventurer trop près de ses lignes.
— Que sais-tu au juste de Penhet, Imsiba ?
— Je ne l’ai jamais rencontré, mais certains bruits circulent à son sujet. J’en ai entendu parler dans une maison de bière où je m’arrête parfois pour me désaltérer, tout près de ses terres.
Passé le quai, le courant s’empara de la barque et l’entraîna. Bak ajusta le gouvernail selon un cap qui les mènerait droit à l’oasis. Le fleuve était haut et les berges renaissaient à la vie. L’onde lisse tendait au ciel torride son miroir où se reflétait un soleil étincelant. De temps en temps, un poisson la brisait d’un bond dans les airs pour retomber en un grand jet d’éclaboussures. Une bande de canards sauvages à la recherche d’un havre fendait l’eau en cancanant. Près de la rive opposée, six nacelles de pêcheurs descendaient le courant pour rentrer au bercail avant l’orage.
De sa rame, Imsiba repoussa une branche d’acacia qui dérivait près d’eux.
— Tous ceux qui vivent à moins d’un jour de marche vantent le dévouement de son épouse, et presque personne n’ignore les ennuis qu’il a causés à ses voisins.
— Quels ennuis ?
Une simple querelle de voisinage pouvait-elle être la cause de cet appel ? se demanda Bak. Peut-être Rennefer pensait-elle que seul un homme n’étant pas partie prenante dans les disputes locales saurait rendre la justice.
Un souffle d’air effleura sa joue, une brise ténue et cependant si chaude qu’elle en sécha la transpiration. Il pria pour que l’orage n’éclate pas avant qu’ils aient examiné le champ où l’agression avait eu lieu. Une douzaine de vautours tournoyaient dans le ciel, au nord de l’oasis. La victime avait-elle succombé à ses blessures ?
Imsiba, revigoré par la brise naissante, actionna les avirons avec ardeur. La sueur perlait sur son torse, sur ses muscles bandés. Ses coups de rame puissants, secondés par le courant, propulsaient la barque sur les flots.
— Bien que Penhet ait été fautif, on ne lui en a pas tenu grief.
— Tu te contredis et tu me plonges dans la perplexité.
— C’est un homme aimable, gai et généreux, mais peu disposé à un effort soutenu, expliqua le Medjai, qui avait sans doute remarqué les charognards, lui aussi, car il redoubla de vigueur sur ses avirons. On dit que s’il prospère, c’est uniquement parce que le précédent propriétaire aimait et comprenait sa terre, et parce que son épouse se dépense sans compter, en tenant d’une main ferme leurs serviteurs.
— Tu parlais d’ennuis avec les voisins, rappela Bak, les yeux rivés sur une tache sombre à leur gauche – un banc de vase affleurant à peine à la surface de l’eau, traquenard pour le navigateur imprudent.
— L’an dernier, vers la fin de la saison des cultures, quand les jours étaient chauds et la terre brûlée, il ordonna à ses serviteurs d’endiguer le principal conduit d’irrigation passant près de chez lui et d’ouvrir les douves d’accès à ses propres champs. Les récoltes situées plus loin séchèrent sur pied pendant que ses terres se gorgeaient d’eau. Dès le lendemain, la digue fut découverte et démolie, mais le mal était fait. Plusieurs champs voisins étaient ravagés par la sécheresse, d’autres ne donnèrent qu’une demi-moisson.
Bak siffla tout bas.
— Pas étonnant qu’on l’ait agressé !
— Quand il mesura l’ampleur des dégâts causés par sa faute, il se sentit accablé de honte, poursuivit Imsiba, d’une voix aussi sèche que l’air empli de poussière. Il proposa de compenser les pertes, mais ses propres récoltes étaient loin de les couvrir en totalité. Le sachant plus irréfléchi que méchant, ses voisins lui pardonnèrent, acceptèrent le peu qu’il était à même de leur rembourser, et passèrent à d’autres affaires. Certains se demandent si Rennefer n’avait pas soufflé à son mari cette idée de détourner l’eau, indiqua le Medjai avec un léger sourire. Mais la plupart des gens sont convaincus qu’elle est trop honnête pour commettre un acte aussi odieux.
Bak parvint à la conclusion qui s’imposait :
— J’imagine que Netermosé était de ceux dont les terres ont souffert.
— Il faisait partie des rares à vouloir que Penhet soit puni, mais les autres s’étant si vite satisfaits de ce piètre dédommagement, de quel recours disposait-il ?
« Duquel, en vérité ? » se demanda Bak. L’incident remontait à six mois. Les récoltes étaient depuis longtemps engrangées et de nouvelles semailles avaient eu lieu. C’était de l’histoire ancienne, trop pour éveiller de la rancœur. À moins que Penhet n’ait recommencé ce mauvais tour…
— Ainsi, tu as donné à ton époux de la racine de mandragore.
Bak s’assit sur un trépied bas installé dans la cour intérieure, contenant son irritation. Il ne voulait pas ajouter au malheur de Rennefer par des reproches, toutefois ce n’était pas l’envie qui lui en manquait.
— Je tenais à ce qu’il se repose. Qu’il soit soulagé de ses souffrances.
Les yeux dans les yeux, elle défiait Bak de contester son droit à protéger ce qui lui appartenait. Elle s’assit sur le sol en terre battue, ramena ses jambes sous elle et posa la main sur l’homme endormi. Il était encore dans la litière improvisée sur laquelle on l’avait transporté jusqu’à la maison. Grande, sèche et nerveuse, Rennefer avait un visage banal qui n’aurait peut-être pas manqué d’attrait s’il avait été moins négligé, et des mains rudes aux jointures enflées. Son époux corpulent était retourné sur le ventre, le visage vers la droite, tout enveloppé de bandages du cou jusqu’à la taille. Sur son flanc suintait du sang d’un rouge profond, qui séchait en formant une croûte brunâtre.
La cour rectangulaire, blanchie à la chaux, était abritée à une extrémité par des feuilles de palmier disposées sur une fragile charpente de bois. Un métier à tisser et une meule étaient installés dans ce coin ombragé, ainsi que trois gargoulettes à fond arrondi, appuyées contre le mur. Une longue gerbe de joncs et une natte à demi tissée avaient été repoussées près des jarres afin de ménager de la place au blessé. Sept gros pots en terre cuite contenant des aromates et des légumes étaient dispersés dans la partie exposée au soleil. Un chat roux somnolait sur la terre fraîche et humide où poussait du romarin, sans s’aviser du trottinement menu trahissant le passage d’une souris.
— Tu aurais dû lui administrer une dose plus légère, dit Bak. Cela m’aurait laissé une chance de lui parler.
— À quoi bon, puisque tu sais qui a tenté de le tuer ? C’est ce misérable Netermosé ! répliqua-t-elle d’une voix plus sonore et plus stridente à chaque mot.
Il s’exhorta à la patience.
— Dame Rennefer, tu prétends faire appel à moi afin que j’étudie cette affaire avec un regard clair et sans parti pris. Si tel est réellement ton désir, ne place pas d’obstacle sur mon chemin.
Il attendit qu’elle acquiesce, ce qu’elle fit à contrecœur.
— Maintenant, dis-moi où est la dague que tu as trouvée.
Les yeux de Rennefer indiquèrent la porte, et la direction du champ que Bak devait encore examiner.
— Là-bas. Sa vue m’était tellement insupportable que je l’ai jetée. Elle est quelque part dans les herbes folles, près de l’endroit où mon mari est tombé.
Refrénant son envie de secouer cette femme, il l’observa. Elle allait sur ses quarante ans, comme son époux. Mais alors que le rire avait creusé des rides au coin des yeux de Penhet, son front à elle était marqué par toute une vie d’anxiété. Tandis que le corps rebondi du blessé montrait son goût pour les bonnes choses de la vie, la plate silhouette de Rennefer parlait de dur labeur et de sacrifice. Elle gardait le dos raide, les lèvres dures et pincées. L’inquiétude cernait ses yeux de noir. Bak ressentait de la pitié pour elle, mais aucune sympathie. Il se promit de rester sur ses gardes : cette répulsion ne devait pas influer sur son enquête.
— As-tu vu de tes yeux Netermosé enfoncer la dague dans le dos de Penhet ?
— Je l’ai vu agenouillé au-dessus de mon mari, en train de contempler son œuvre.
Elle déglutit péniblement, comme si elle avait un flot de salive à endiguer.
— Quand il m’a entendue derrière lui, il s’est relevé pour s’enfuir. Il y avait du sang sur lui… Tout ce sang ! Alors j’ai crié, mes serviteurs sont accourus de la maison et des champs. Ils l’ont attrapé, lui ont lié les mains et l’ont jeté dans la hutte où il se trouve encore.
Une petite femme courtaude arriva en se dandinant par une porte de derrière. Surprise de voir sa maîtresse en compagnie de Bak, elle poussa un cri effarouché avant de détaler. Elle aurait dû être avec Imsiba dans le quartier des domestiques, pensa-t-il, au lieu d’aller et venir dans la maison.
— Pourquoi Netermosé voudrait-il tuer Penhet ?
Rennefer rejeta la tête en arrière d’un air de bravade.
— Comment saurais-je ce qui a ulcéré son cœur au point de le pousser à cette folie ? Je ne le lui ai pas demandé. Je ne pouvais me résoudre à le regarder.
Ainsi, c’était là une femme qui préférait répliquer par l’offensive.
— Ne trouves-tu pas qu’un homme privé de l’eau qui lui revient de droit a des raisons évidentes d’être en colère ?
— Mon époux a commis une sottise, concéda-t-elle en battant des paupières. Il… Ce n’est pas un très bon cultivateur. Il agit parfois sans réfléchir, mais jamais par méchanceté.
— En quoi d’autre a-t-il nui à Netermosé ?
— Cherches-tu donc à noircir son nom ? riposta-t-elle.
Conscient du filet de sueur qui coulait le long de son dos, Bak se leva.
— Faudra-t-il que je l’apprenne par tes voisins ?
Elle pinça les lèvres, les yeux pleins de ressentiment.
Elle savait aussi bien que lui qu’on ne pouvait garder un secret le long du fleuve. N’importe qui répondrait au policier, dont les questions mêmes viendraient enrichir le récit la prochaine fois qu’il serait répété.
— Un jour, Netermosé a accusé mon époux d’avoir déplacé les bornes qui délimitent nos terres respectives. Un autre, il s’est plaint de ce que nos vaches avaient traversé une douve et piétiné son champ d’oignons nouveaux.
— Ces accusations étaient-elles fondées ?
Elle posa sur lui un regard hésitant puis détourna la tête, mais resta aussi droite qu’un tronc de palmier-doum.
— Malheureusement, nos bêtes ont causé quelques dégâts, admit-elle. Quant aux bornes, nous verrons bien la prochaine fois qu’on viendra arpenter nos champs.
Bak la scruta longuement, sans aménité.
— Tu sembles être une femme avisée et tout le monde sait que tu travailles chaque jour aux côtés de ton époux. Il n’a pu mal agir à ton insu.
— Il possède d’admirables qualités, lieutenant. Il est bon, généreux, prévenant. Son cœur est empli de rire.
Elle caressa la joue de son mari du revers de la main et un sourire éclaira son visage d’une tendresse fugitive.
— Je l’accepte pour ce qu’il est et je ferme les yeux sur ses défauts. C’est ce qui permet à une union de durer, et la nôtre est solide.
Sa voix se brisa sur ces dernières paroles et un gémissement sourd, étonnant, monta du plus profond de sa poitrine. Elle baissa la tête, une larme s’enfla en un déluge, et les sanglots la secouèrent tout entière.
Dehors, Bak trouva Imsiba occupé à examiner l’abri des animaux et un enclos délimité par un muret en brique crue. Une vache beige au ventre distendu, qui devait bientôt mettre bas, les partageait avec une truie et ses cochonnets endormis. Au soleil, quatre ânes mâchaient de la paille en chassant les mouches de leur queue. L’un se mit à braire sans raison apparente ; un autre lui répondit d’une propriété éloignée. Des oies et des canards s’ébattaient dans la terre humide, de l’eau s’étant renversée d’une petite cuve en terre cuite où cinq canetons duveteux nageaient en cercles désordonnés. Des moineaux voltigeaient en pépiant autour de gerbes de roseaux suspendues au toit pour sécher, y cherchant des graines et des insectes. Deux serviteurs traversaient un bout de jardin fraîchement recouvert de fumier pour se diriger vers un troupeau de bœufs, de moutons et de chèvres, qui disputaient aux pigeons les glanes d’un champ attendant d’être labouré et ensemencé.
L’oasis s’étirait vers le sud en une longue étendue brune de terre retournée, de lopins où pointaient de jeunes pousses vert tendre, et de chaumes mouchetés d’herbes folles. Par intervalles, le paysage était brisé par des palmeraies d’un vert grisâtre, ou par les acacias et les tamaris, plus bas et plus touffus, qui bordaient les canaux d’irrigation. Des feuilles chargées de poussière s’accrochaient aux branches des buissons ; des herbes sèches dressaient leurs lames cassantes au-dessus d’un épais tapis de jeune verdure. Un chien invisible aboya, déclenchant un chœur parmi ses congénères. Un arc de dunes fauves aux contours brouillés par la brume enfermait l’oasis à l’est.
— Penhet n’est peut-être pas un très bon cultivateur, mais Rennefer a su tirer le meilleur de sa terre, constata Imsiba en regardant autour de lui.
— Qu’ont dit les serviteurs ? interrogea Bak, portant son attention sur un bâtiment plus modeste, derrière la maison – le quartier des domestiques.
Imsiba éclata de rire.
— Ils vouent une admiration sans bornes à leur maîtresse et tiennent leur maître en haute estime. Ils sont toujours traités avec bonté et ne manquent jamais ni du vivre ni du couvert. Ils se considèrent comme les plus heureux au monde.
— On se croirait dans le Champ des Joncs, et non dans un simple domaine du pays de Ouaouat ! s’amusa Bak, faisant allusion au paradis dans lequel chaque mortel aspirait à entrer.
Il s’interrompit le temps de laisser un âne braire tout son soûl, puis il demanda :
— Est-ce la peur qui les pousse, ou le désir de protéger leur maîtresse ?
Imsiba se rembrunit et déclara d’une voix compatissante :
— Ils ont vu Penhet couvert de sang et trop affaibli pour parler. Ils craignent pour sa vie. Perdre un maître est toujours inquiétant. Surtout lorsque sa veuve sera contrainte de continuer seule – ou de se débarrasser des terres, des bêtes et de la plupart des ouvriers.
Bak vit les deux serviteurs guider le troupeau vers l’abri, avant que le vent ne devienne violent. L’orbe de Rê avait perdu sa clarté et son éclat dans la brume épaisse.
— Il ne nous reste guère de temps. Tirons Netermosé de sa prison et conduisons-le sur le lieu du crime. Il nous faut sa version des faits, outre celle de son accusatrice.
Imsiba tourna vivement la tête pour le considérer non sans étonnement.
— Elle mentirait ?
— Bien sûr, c’est elle qui m’a fait venir et je n’ai trouvé aucune raison de la soupçonner, concéda Bak en haussant les épaules. Cependant, une longue expérience m’a appris qu’il n’est pas de terreau plus fertile pour le meurtre que le foyer conjugal.
— Je n’ai rien fait ! Je le jure ! affirma Netermosé d’une voix tremblante de peur. Il était couché par terre quand je l’ai trouvé, avec la dague à côté de lui. Son sang s’écoulait d’une douzaine de plaies. Je le revois encore, gémit-il, je revois ses yeux effarés. Il voulait me dire qui l’avait frappé, j’en suis sûr, mais il n’en avait pas la force.
Le propriétaire voisin, la quarantaine robuste et bourrue, se frotta les yeux comme s’il pouvait ainsi effacer ce souvenir. Il était à genoux dans la posture décrite par Rennefer, penché sur un coin de terre piétinée, à l’orée d’une grande palmeraie. Après le passage des serviteurs venus secourir leur maître, il ne subsistait que quelques traces brunâtres de sang séché. Comme si cela ne suffisait pas, le chaume écrasé alentour, la terre craquelée réduite en poussière ne laissaient aucune chance de distinguer les différentes empreintes.
— Si tu n’as pas utilisé cette dague, raisonna Imsiba en montrant l’arme qu’il avait retrouvée, pourquoi avais-tu tout ce sang sur toi ?
Netermosé baissa la tête vers ses bras et ses jambes musclés, son ventre marqué par un léger embonpoint. Une grande partie du sang que Rennefer avait vu était tombée en séchant, mais des traînées brun-rouge marbraient le devant de son pagne, et des caillots sombres s’étaient figés dans les plis moites de sa peau.
— L’idée m’était venue de le porter chez lui, mais…
Il s’interrompit, s’éclaircit la gorge.
— … Mais Rennefer a surgi au moment même où je le prenais dans mes bras.
L’homme avait les mains tremblantes. Coupable ou non, il était encore bouleversé par l’incident. Bak mit fin à la reconstitution des faits. Il l’aida à se relever et le conduisit sous les arbres dont l’ombre mouchetait le sol.
— Je sais que Penhet n’était pas le voisin idéal, lui dit-il. Vous avez eu plus d’une fois des motifs de discorde. Qu’avait-il encore fait pour que tu viennes sur ses terres ?
— Rien. C’était une affaire qui m’amenait. Une simple transaction.
Une bourrasque passa sur la palmeraie et sur le champ, cinglant les feuillages, malmenant l’ourlet de leurs pagnes, soulevant la poussière vers leurs yeux, leurs oreilles, leurs narines. Dans les chaumes, les pigeons prirent leur essor à tire-d’aile et regagnèrent le colombier en brique crue, près de la maison. Le vent mourut et la chaleur oppressante réaffirma son emprise.
Bak et Imsiba échangèrent un coup d’œil, mus par la même idée : eux aussi devaient bien vite se mettre à l’abri.
— Raconte-nous ce qui s’est passé. Et reprends par le commencement.
Bak réclamerait des détails sur cette transaction, mais plus tard, quand ils seraient moins pressés par le temps.
Netermosé leva la tête vers le ciel dont il examina la couleur, la forme des nuages. Il connaissait mieux qu’eux les orages capricieux qui s’abattaient sur cette partie du fleuve. Ses phrases hachées révélaient une hâte qui confirmait leurs craintes.
— Penhet m’a fait savoir par un serviteur que le document était prêt, et qu’il l’avait en sa possession. Si je venais ce matin, nous pourrions nous rendre ensemble au village, où le scribe nous rejoindrait en compagnie de témoins. J’ai coupé à travers mes champs, longé le canal, puis j’ai suivi le sentier de la palmeraie.
Il s’interrompit, respira en frissonnant.
— Quand je suis ressorti sous le soleil, je l’ai découvert, gisant là-bas.
— As-tu remarqué quoi que ce soit qui sorte de l’ordinaire ? demanda Imsiba.
Netermosé lança au Medjai un regard perplexe, comprenant mal où il voulait en venir, puis son front s’éclaira et il hocha la tête.
— Les oiseaux. Tandis que j’avançais sous les arbres, l’air résonnait de leurs chants, mais soudain ils se sont tus.
Bak et Imsiba échangèrent un nouveau coup d’œil. Soit le cri d’un homme effrayé avait apeuré les oiseaux, soit un homme suspecté de tentative de meurtre cherchait à leur mentir.
— Donc, reprit Bak, tu as découvert Penhet gisant sur le sol… Et ensuite ?
— Il s’est passé ce que je vous ai dit. Je me suis agenouillé près de lui dans l’intention de l’aider, de le porter jusqu’à sa maison. Au moment où je le prenais dans mes bras, une femme a hurlé. Derrière moi, Rennefer criait, criait comme si elle était devenue folle. Ses serviteurs sont arrivés en courant, elle m’a montré du doigt en affirmant que j’avais poignardé son époux. Ils m’ont fait prisonnier. Quant au reste, tu le sais.
Une autre rafale, plus forte que la précédente, balaya poussière, paille et feuilles mortes, secoua les palmiers, courba herbes et buissons. Les hommes se retournèrent, arrondirent le dos, fermèrent fort leurs yeux et leur bouche. Quand la bourrasque retomba, Bak leva la tête vers le soleil, qui n’était plus qu’une vague tache jaune dans un ciel brouillé. De l’autre côté du fleuve, à l’ouest derrière Bouhen, un nuage noir compact avançait sur le désert, en une bande si large qu’elle emplissait l’horizon. Le tourbillon de poussière et de sable s’élevait tel un mur, réduisant la forteresse massive aux dimensions d’une miniature. Il enveloppait tout sur son passage. Bak contint une exclamation de stupeur. Il s’attendait à des vents violents, mais un tel ouragan était rare à cette époque tardive de l’année.
Netermosé suivit son regard.
— Mes récoltes sont encore tendres, maugréa-t-il, oubliant la situation difficile où il se trouvait. Rien n’y résistera.
— Allons-y ! ordonna Imsiba, déjà prêt à partir.
Bak observa une dernière fois l’endroit où Penhet était tombé et la disposition du terrain tout autour. Que s’était-il passé ici, en réalité ? Il était à deux doigts de la vérité, à coup sûr, mais comment la trouver ?
Les fenêtres, étroites et percées haut dans les murs, étaient calfeutrées par des nattes à la trame serrée et l’entrée était protégée de même, pourtant il était impossible de se soustraire à la poussière. Avec un mugissement effrayant, le vent explorait les fissures et les crevasses, y crachant du sable qui se déposait sur chaque surface. Les flammes tremblotantes des lampes à huile projetaient des ombres incertaines qui s’agitaient et se tordaient dans la pénombre. La poussière collait aux peaux moites jusque sous les vêtements, desséchait les lèvres et les narines, brûlait les yeux. Bak savait que, au-dehors, le monde était encore plus inhospitalier, pourtant l’envie de fuir planait au fond de son esprit.
Bien que chichement meublée, la pièce paraissait encombrée. Trois gros coffres à provisions en joncs tressés, et un autre plus petit, en bois foncé, étaient rangés contre les murs. Le métier à tisser avait été tiré dans un coin. Rennefer occupait l’unique chaise, tandis que Bak avait pris place sur un trépied. Netermosé était assis par terre, adossé au mur, les jambes à plat devant lui. Imsiba avait préféré au tabouret près de la porte une marche de l’escalier en terre battue conduisant au toit. Comme la porte et les fenêtres, l’ouverture était barrée par une natte. Sur la partie surélevée et revêtue de plâtre où la couche était installée, Penhet était allongé, les paupières closes, réduit au silence par la drogue. S’il n’avait poussé un faible gémissement de temps à autre, on aurait pu croire qu’il avait quitté le monde des vivants.
— Comment avez-vous osé amener cet homme chez moi ? protesta Rennefer.
— Que voulais-tu qu’on fasse ? riposta Bak. Qu’on l’abandonne dans la tempête ?
— Vous l’avez sorti de la cabane, vous n’aviez qu’à l’y remettre.
Bak se leva et s’essuya le visage, laissant des traces noirâtres en travers de sa joue. Son ombre dominait la femme.
— Dame Rennefer ! Toi, tu l’accuses d’avoir poignardé ton époux, or lui jure qu’il est innocent. Quelle raison ai-je de te croire, toi, plutôt que lui ?
— T’aurais-je demandé de venir si mon cœur était coupable ? dit-elle en redressant le menton.
Netermosé fixait ses grosses mains marquées par un dur labeur, qu’il gardait serrées entre ses genoux. De l’instant où ils avaient pénétré dans la maison, pas une seule fois le voisin n’avait affronté le regard de Rennefer. Il lui lançait parfois un coup d’œil furtif, puis détournait la tête. Manifestement, il n’avait pas la conscience tranquille.
— Je n’ai pas attaqué Penhet, je le jure ! dit-il d’une voix amère. Elle déforme ce qu’elle a vu et se convainc que je l’ai frappé.
Bak laissa échapper un long soupir excédé, se rassit sur le trépied qu’il venait à peine de quitter et se recula vers le mur, à bonne distance des minces volutes de fumée déroulant leur spirale au-dessus d’une flammèche crépitante. Trois chiots jaunâtres, nichés dans leur litière de paille, observaient l’intrus qu’il était avec méfiance. Les caquètements apaisés de canetons s’échappaient de sous les ailes de leur mère, blottie dans un panier à proximité. Bak ferma les yeux pour oublier le monde extérieur. Il aspirait à une pleine gorgée d’eau pour laver sa langue de cette poussière, à la fin de l’orage, à l’air pur, à la solution du mystère auquel il était confronté.
Il se redressa, se força à analyser la version des deux témoins. Il ne distinguait aucune faille dans le récit de Rennefer. Elle avait dit la vérité, jusqu’à un certain point. Mais le moment crucial se situait plus tôt, avant qu’elle ne voie Penhet et Netermosé, peut-être avant que ce dernier ne découvre le blessé.
Selon Netermosé, elle était arrivée par-derrière, de la palmeraie. S’il disait vrai, elle pouvait fort bien avoir poignardé son époux avant de se cacher parmi les arbres et les buissons en entendant des pas approcher. Mais, comme elle l’avait elle-même souligné, pourquoi aurait-elle fait appel à un officier de police de Bouhen, un homme expérimenté, apte à redresser les plus graves offenses envers Maât, déesse de l’ordre et de la justice ?
Le vent gémissant bruissait contre les nattes et s’acharnait sur les briques qui en plaquaient le bas contre le sol. Imsiba descendit quelques marches pour éviter le sable qui s’infiltrait par les minuscules interstices au-dessus de lui.
Pour quelle raison avait-on voulu assassiner Penhet ? se demandait Bak. Pourquoi justement ce jour-là et non la veille ou le lendemain ? Il ouvrit soudain les yeux et fixa une poterie gris-vert rangée dans une niche, à côté d’une statue de Bès, le dieu laid et trapu protecteur de la maison. Plusieurs rouleaux de papyrus dépassaient du col de la jarre.
— Pour quel genre d’affaire venais-tu, Netermosé ?
— Il me fallait plus de terrain et Penhet avait accepté de me vendre un champ, répondit le cultivateur, coulant un coup d’œil furtif vers Rennefer.
Elle voulut protester, mais Bak lui imposa silence d’un regard sévère.
— Quelles étaient les clauses de votre accord ?
— Les termes habituels.
Les yeux de Netermosé restaient rivés sur ses mains, mais ses épaules se voûtèrent comme s’il cherchait à se défendre de la femme qui le dévisageait, les lèvres pincées.
— Je devais lui donner du bétail et divers biens de ma maison. En retour, il me cédait le champ à la lisière de la palmeraie, là où le principal canal d’irrigation retourne vers le fleuve.
— Impossible ! s’écria Rennefer, se penchant en avant sur sa chaise. C’est notre meilleur champ, celui qui retient l’eau le plus longtemps, celui où les cultures profitent le mieux. Mon époux ne le vendrait jamais. Jamais ! répéta-t-elle d’une voix dure.
Bak aurait juré que les paupières de Penhet avaient frémi. Il contempla le blessé, souhaitant de toute sa volonté qu’il se réveille. Un faible gémissement fut sa seule récompense. Il se tourna à nouveau vers Netermosé.
— Qui, le premier, a suggéré cette transaction ?
Le voisin remonta ses genoux sous son menton et les enlaça.
— Penhet. Il savait que je voulais accroître mes terres et je possédais… hum, plusieurs biens qu’il désirait.
Il avait l’air d’un homme qui s’attend à être criblé de melons pourris – ou, en l’occurrence, livré aux cris stridents et aux griffes d’une furie.
— Où se trouve le document, à présent ? interrogea Imsiba.
— Je n’ai pas vu de rouleau, répondit Netermosé, perplexe. Il ne l’avait pas sur lui, pourtant nous devions aller…
Il laissa sa phrase inachevée et se perdit dans ses pensées.
« Penhet se serait-il ravisé, aurait-il décidé de laisser le papyrus chez lui ? » se demanda Bak. Il s’approcha de la niche et y prit la jarre. Se réinstallant sur son tabouret, il la retourna. Une demi-douzaine de rouleaux cascadèrent avec un bruissement sec sur le sol de terre. Tous étaient noués et scellés, toutefois cela ne voulait rien dire. N’importe qui aurait pu apposer un peu de boue sur un nœud et y imprimer un sceau.
Choisissant un rouleau au hasard, Bak le décacheta d’une pression de l’ongle du pouce et l’étala sur ses genoux. Avant de commencer à lire, il observa discrètement Rennefer. Il surprit sur ses traits l’étonnement et la consternation, avant qu’elle ait eu le temps de se reprendre. Elle ne s’attendait pas à ce qu’il soit lettré.
— Sais-tu lire et écrire, Rennefer ?
— Pour qui me prends-tu ? railla-t-elle. Pour une fille de nobles, gâtée et capricieuse ?
— Et toi, Netermosé ?
— Je sais compter, additionner et soustraire. Je n’ai besoin de rien d’autre.
Bak parcourut rapidement le document, un accord antérieur d’un an consignant la vente de deux vaches à un cultivateur qui résidait à l’autre bout de l’oasis. Il le laissa retomber dans la jarre.
— Le scribe du village avait-il préparé votre contrat, ou Penhet sait-il écrire ?
— Penhet devait le rédiger, répondit Netermosé avec embarras. Afin que tout soit juste et approprié, nous voulions demander au scribe de le relire.
— Dans cette terre-là, tu ne creuseras jamais un sillon, ricana Rennefer.
Comme pour ponctuer ses paroles, le vent ébranla les nattes obturant les ouvertures de la maison. Une poussière mêlée de sable épaissit encore la pénombre. La lampe la plus proche de la porte s’éteignit en exhalant un ruban de fumée âcre. D’un regard, Bak consulta Imsiba, dont le hochement de tête presque imperceptible lui apprit que son sergent avait lui aussi perçu le triomphe sur le visage de la femme et l’exultation dans sa voix.
Bak ramassa un autre rouleau et en rompit le sceau. Tout en le déployant sur ses cuisses, il scruta l’homme couché sur la plate-forme. Il n’aurait pu en jurer dans la lumière vacillante, mais il crut voir les yeux de Penhet se fermer brusquement. Impassible, le lieutenant se mit à lire. Au bout de quelques instants, il releva la tête vers le blessé. Cette fois, il ne conserva aucun doute : Penhet observait la scène à travers ses cils. Comme s’il préférait ne pas affronter la vérité – comme s’il craignait qu’elle ne le tue.
Feignant de s’absorber dans sa lecture, Bak passa les faits en revue et explora les différentes hypothèses, les éliminant jusqu’à la théorie la plus probable, qui n’était pas entièrement à son goût car elle laissait une question irrésolue. Un simple lopin de terre pouvait-il à ce point exacerber les passions ? N’était-ce pas plutôt un fait en apparence insignifiant qui avait provoqué l’agression ? D’un geste décidé, il remit les rouleaux dans la jarre et se leva.
— Je dois en savoir plus sur cet accord, Netermosé. Peux-tu m’en préciser les termes ?
Ainsi que c’était souvent le cas chez ceux n’ayant jamais appris à lire, l’homme possédait une excellente mémoire. Il exposa par le menu le long marchandage compliqué fixé dans le papyrus : chacun des biens, son origine et sa valeur grande ou petite. En échange de la terre, décrite en détail, il avait consenti à donner de la nourriture, des rouleaux de lin et des colifichets – fragments de pierres précieuses, peigne d’ivoire et miroir de bronze. Les articles les plus précieux étaient réservés pour la fin : du bétail, des chèvres et une servante de la maison, répondant au nom de Meret et âgée de quatorze ans.
Bak se figea, certain de tenir enfin la clef de l’énigme.
— Meret, répéta-t-il, remarquant que Rennefer se crispait et redressait le menton. Qui est cette servante Meret ?
— Elle aide ma femme dans les corvées ménagères. Son père, un pauvre cultivateur, me l’a donnée en remboursement d’une dette bien avant que nous ne venions au pays de Ouaouat.
— Est-elle jolie ?
— Certains le disent, éluda Netermosé en haussant les épaules.
Imsiba voyait le chemin qu’empruntaient les pensées de son chef. Veillant à ne pas regarder Rennefer, il intervint :
— J’ai entendu parler d’une servante nommée Meret. Une succulente oiselle, paraît-il. Toute prête à être plumée.
— Penhet la voulait-il pour servante ou pour concubine ? interrogea Bak, du ton le plus brutal et désagréable qu’il le pouvait vis-à-vis de Rennefer.
Le blessé poussa un faible geignement.
— Il aspirait à avoir un héritier et il la trouvait belle, expliqua Netermosé en fixant obstinément le sol. La fille est jeune et robuste, de celles qui remplissent d’enfants la maison d’un homme, et comblent ses dernières années de joie et de réconfort.
— Sottises ! coupa Rennefer d’une voix cassante. Il m’a répété cent fois que mon manque de fécondité est un don des dieux, qui nous rapproche au lieu de nous déchirer. Je ne sacrifierai jamais une seule coudée de cette terre pour qu’une petite bécasse partage son lit.
Bak considéra la femme sèche et maigre, usée par le labeur, ni chaleureuse ni aimable, qui avait consacré sa jeunesse et son peu de beauté à la prospérité de leur terre. D’une manière quelconque – peut-être même par Penhet –, elle avait appris qu’il comptait en troquer un lopin contre une jeune et jolie femme. Qui pouvait la blâmer de craindre qu’un jour il ne veuille aussi se séparer d’elle ?
Le vent s’était tu. La flamme des torches brûlait haut sans que rien ne vienne en troubler l’éclat. Les nattes couvrant portes et fenêtres pendaient paisiblement. Du sable ruisselait à travers un trou au-dessus de l’escalier, le chuchotement de sa chute résonnant dans le silence. L’orage était passé.
Bak traversa la pièce pour se camper devant la femme.
— Je dois te conduire à Bouhen, dame Rennefer, et tu comparaîtras devant le commandant. Ton époux n’était pas aussi fidèle et dévoué que vos années de vie commune le laissaient supposer, mais cela ne te donnait pas le droit d’attenter à ses jours.
Elle se leva pour l’affronter, un éclair de défi dans les yeux.
— Me crois-tu assez sotte pour le poignarder au grand jour ? Si je souhaitais sa mort, j’aurais versé du poison dans son ragoût et tout le monde aurait pensé qu’il s’était éteint naturellement.
Le blessé geignit plus fort, en une plainte qui montait du plus profond de lui. Il avait ouvert les yeux et fixait sa femme avec le même regard horrifié qu’il aurait posé sur un cobra dressé, sifflant avant de frapper. Cela n’échappa pas à Bak, qui répliqua :
— Je comprends que tu te sois sentie lésée, cependant tu es allée trop loin. Tu as voulu détruire Netermosé en même temps que Penhet afin de le punir pour son rôle involontaire dans la trahison de ton mari. Aussi, poursuivit le policier d’un ton courroucé, tu m’as fait venir de Bouhen, me croyant crédule, facile à duper, incapable, avec mon esprit borné de militaire, de sonder le cœur féminin.
— J’aime mon mari, lieutenant.
Le rire de Bak n’exprimait guère la joie.
— L’homme qui vendrait la terre que tu as nourrie de ta jeunesse afin de coucher entre les bras d’une autre.
Elle tourna la tête vers Penhet et s’aperçut pour la première fois qu’il était lucide. Elle vit comment il la fixait, l’effroi et l’horreur dans ses yeux. Toute sa bravade fondit ; son expression devint une image déformée de celle de son époux, reflétant une horreur égale, un effroi naissant. Elle enfouit son visage dans ses mains et éclata en sanglots.
Bak comprit soudain, de même, sans doute, que Penhet avant lui, que celui-ci n’était pas censé sortir du sommeil causé par la drogue. Pas si surpris, au fond, il s’éloigna, laissant Rennefer se pénétrer de son échec. Imsiba, toujours ému par les larmes, sauta de l’escalier et entreprit de dépoussiérer sa lance et son bouclier. Netermosé paraissait écrasé par un sentiment de culpabilité, comme s’il partageait la responsabilité de tout ce qui était arrivé. En un sens, c’était vrai.
Bak alla jusqu’à la porte. D’un coup de pied, il écarta les briques qui maintenaient le bas de la natte et la repoussa. Une brise fraîche et douce l’accueillit, infiniment apaisante après la violence de l’orage. La poussière restait suspendue dans l’air, mais bientôt elle retomberait, livrant le soir à une délicieuse douceur pareille à celle des hivers, chez lui, à Kemet. Bak regarda le fleuve par-delà les champs, aspirant à se détendre et à se purifier dans l’eau.
— Lieutenant Bak !
Un soldat de haute taille, sec et nerveux, courait vers eux le long du quai. Les derniers rayons flamboyants du couchant se réfléchissaient sur la pointe en bronze de sa lance.
— Le commandant Thouti veut te voir sur-le-champ.
Bak grimpa à terre, tira l’esquif et le fixa au piquet d’amarrage.
— Que se passe-t-il ?
— Je ne sais pas, mon lieutenant. Un courrier est arrivé du nord, et peu après on nous a ordonné de te prévenir.
La sentinelle s’efforçait de ne pas fixer Rennefer, assise dans la barque, les mains sur les genoux, les poignets entravés.
— Le capitaine Neboua est déjà chez lui.
« Un courrier venu du nord… Probablement un messager du vice-roi », songea Bak. Et Neboua était également convoqué. Un autre orage couvait, engendré par un homme, celui-là, et non par les dieux.